Un sale petit bruit de poussière

Avec Jonathan Bablon, François Dufeil & Baptiste Vanweydeveldt

Au commencement de l’œuvre de Julia Morlot, il y a la fascination pour le textile, avec les motifs ajourés et délicats de la dentelle, tissée depuis les temps anciens par la main des femmes.

Ce premier support, blanc et souple, inaugure son intérêt pour le folklore et les objets de la culture paysanne, sujets qu’elle explore, depuis, sous différentes formes et à travers différents médiums.

Cheveux, trophées, nappes, camées ou canevas sont certains des éléments fétiches dont l’artiste s’empare pour créer des installations à l’esthétique fantomatique et rituelle. Progressivement, en expérimentant le plâtre puis la céramique, Julia Morlot laisse émerger de ses supports, des formes organiques à l’apparence tentaculaire ou sinueuse qui, comme dans ses pièces Fruits de mères ou Ondes sensibles, semblent rejouer les silhouettes abstraites de la faune sous-marine filmée par le réalisateur et biologiste Jean Painlevé dans les années 30. Dans sa série Camées et Colonnes, ces mêmes silhouettes viennent s’entremêler à des fragments de corps humains dans un mouvement de jaillissement et de disparition continu. De ces bribes immaculées, où le fourmillement du vivant reste suspendu dans une intemporalité propre aux contes mythologiques, se dégage une atmosphère indéfinissable, à la fois rassurante et troublante. Cette sensation d’étrangeté nous vient sans doute de la blancheur des matériaux utilisés, qui confère à ses œuvres une dimension insondable, voire surnaturelle. L’écrivain Herman Melville décrit très justement l’énigme de cette non-couleur lorsqu’il affirme dans son roman phare Moby-Dick que “malgré toutes ces associations si nombreuses de la blancheur avec tout ce qui est doux, honorable et sublime, la notion la plus intime qu’elle sécrète est d’une nature insaisissable qui frappe l’esprit d’une terreur plus grande que la pourpre du sang”[1].

Alors que cet univers spectral se généralise dans son œuvre, Julia Morlot s’engage activement dans l’environnement rural de sa région, la Bourgogne, où elle vit et travaille, confrontée quotidiennement au foisonnement des champs et des saisons. C’est ainsi qu’elle s’intéresse au blé et aux liens complexes qu’il entretient avec la société contemporaine. Au contact de paysan.ne.s engagé.e.s, elle découvre les procédés de remise en culture de semences disparues, évincées par des siècles de culture normalisée que l’industrie agro-alimentaire ne cesse d’exacerber. Les gestes réinventés par les paysan.ne.s pour rétablir une “autonomie semencière”[2], ainsi que les spécificités physiques des germes issus de variétés anciennes, deviennent les nouveaux terrains de recherche investis par l’artiste.

Les œuvres en cours de réalisation dans le cadre de sa résidence à l’Usine Utopik naissent de ces récentes explorations. A son arrivée, Julia Morlot se rapproche de Maëva, paysanne-boulangère basée sur le territoire, qui sème et récolte manuellement des variétés de blé ancien dans le respect des savoir-faire séculaires des paysans. Julia Morlot récupère alors quelques restes de moisson pour donner forme à une grande installation. Au ras du sol, les germes immergés dans de l’argile, laisseront entrevoir les extrémités naturelles des épis, dont le recourbement spontané permet de relâcher les semences vers la terre.

Une ligne d’horizon organique se dessinera probablement au cœur de ce champ en suspension. Une frontière énigmatique viendra alors matérialiser les paradoxes de cette aspiration humaine à vouloir maîtriser les espèces végétales jusqu’à les modifier génétiquement.

Plus loin, un paysage informe constitué de farine s’érigera dans l’espace en arborant des reliefs atypiques. Ces vallées blanches renfermeront le mystère de certaines figures organiques aux bords ondoyants qui émergeront par moment de la surface poudreuse. Créant ces mondes en latence, aux interstices du vivant, l’artiste projettera le visiteur dans les méandres d’une vie primordiale qui se réveille d’une dormance millénaire.

A travers la problématique du blé et de sa culture intensive qui altère irrémédiablement les écosystèmes – et par conséquent nos modes d’alimentation-, Julia Morlot pose la question d’un possible retour à des liens symbiotiques et sensibles envers les espèces végétales qui nous nourrissent.

Licia Demuro
sept. 2022

[1] Melville, Chapitre 42. La Blancheur de la baleine, Moby-Dick, 1851.

[2] Notre pain est politique : Les blés paysans face à l’industrie boulangère, La dernière lettre, 2019.